« Le continent africain a accepté la nécessité
d'une renaissance. Celle-ci doit s'entendre comme un nouveau départ par rapport
à un passé qui était gangréné par
• les conflits politiques, comme les coups d'état et les guerres civiles;
• les difficultés économiques, comme la pauvreté croissante; et
• la marginalisation du continent africain dans les affaires
internationales, notamment pendant la Guerre froide, lorsque l'Afrique était en
fait dominée par les grandes puissances.
Le continent a évolué sur le plan politique: désormais, la grande majorité des pays sont dirigés par des gouvernements élus démocratiquement. On observe aussi un net recul des conflits violents. Depuis 2002 environ, le G8 invite des délégations africaines à ses réunions annuelles. Il ne peut plus désormais discuter de l'avenir de l'Afrique sans notre présence. Le continent a également évolué sur le plan économique, continuant de progresser pendant et après la crise financière mondiale de 2008. La «renaissance» africaine est incontestablement en marche. »
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La renaissance africaine selon Thabo Mbeki
«La renaissance africaine est en marche», a déclaré l'ancien président d'Afrique du Sud, Thabo Mbeki, lors d'une interview. Il a également évoqué les immenses progrès économiques et politiques réalisés ces vingt dernières années, reconnaissant que des obstacles majeurs doivent être surmontés pour éradiquer la pauvreté et le sous-développement du continent africain.
Dorothée Enskog: Qu'est-ce qui a changé en Afrique du Sud depuis la tenue des premières élections démocratiques il y a près de vingt ans?
Thabo Mbeki : Il y a vingt ans, nous nous étions donné pour mission de transformer l'Afrique du Sud en un pays non racial, non sexiste, démocratique et prospère. En termes de démocratie, de grands progrès ont été réalisés. Aujourd'hui, plus personne ne conteste le fait que nous sommes un pays démocratique. Je pense donc que cet objectif est globalement atteint, bien que tout ne soit pas encore parfait. Pour ce qui est de la société non raciale, je dirais que les choses ont un peu avancé, même si de nombreuses difficultés persistent. Au niveau de l'égalité entre les sexes, la situation s'est un peu améliorée: les femmes sont désormais plus représentées dans les sphères économiques et politiques.
Plus généralement, la charge de travail liée aux tâches traditionnellement féminines comme aller chercher l'eau à la rivière ou porter le bois, a été quelque peu réduite depuis l'arrivée de l'eau courante, de l'électricité et d'autres avancées. En ce qui concerne la création d'une société prospère, les progrès sont indéniables. L'émergence d'une classe moyenne noire relativement importante est un fait avéré. Notre pays renvoie l'image de cette nouvelle prospérité, même s'il abrite encore beaucoup d'extrême pauvreté. Vingt ans ne suffisent pas pour résoudre tous les problèmes. L'Afrique du Sud a clairement besoin de plus de temps pour pouvoir dire: «Nous sommes satisfaits, nous avons assez progressé.»
Selon vous, l'Afrique du Sud sera-t-elle capable d'atteindre ces objectifs d'ici à vingt ans?
Il est difficile d'indiquer une échéance, car il s'agit d'un défi permanent. Plus tôt nous les atteindrons, mieux ce sera. Tout dépendra dans une large mesure de la disponibilité des ressources.
Vous avez été président pendant dix ans. Quels ont été vos principaux accomplissements et obstacles durant ce mandat?
En 1994, le Congrès national africain (ANC) a ratifié un programme de reconstruction et de développement qui définissait les mesures à prendre afin de transformer l'Afrique du Sud en un pays non racial, non sexiste, démocratique et prospère, comme je viens de l'expliquer. A partir de cette date, l'Afrique du Sud a aussi vu la normalisation de ses relations avec le reste du monde après une longue période d'isolement international dû au système de l'apartheid. Cela s'est très bien passé. Aujourd'hui, notre pays est un membre normal de la communauté internationale. Nous avons dû et devons toujours lutter contre la pauvreté, la catégorie de population la plus touchée étant les femmes.
Pour le continent africain dans son ensemble, diriez-vous que la «renaissance» africaine est une aspiration ou une réalité ?
Le continent africain a accepté la nécessité d'une renaissance. Celle-ci doit s'entendre comme un nouveau départ par rapport à un passé qui était gangréné par
• les conflits politiques, comme les coups d'état et les guerres civiles;
• les difficultés économiques, comme la pauvreté croissante; et
• la marginalisation du continent africain dans les affaires
internationales, notamment pendant la Guerre froide, lorsque l'Afrique était en
fait dominée par les grandes puissances.
Le continent a évolué sur le plan politique: désormais, la grande majorité des
pays sont dirigés par des gouvernements élus démocratiquement. On observe aussi
un net recul des conflits violents. Depuis 2002 environ, le G8 invite des
délégations africaines à ses réunions annuelles. Il ne peut plus désormais
discuter de l'avenir de l'Afrique sans notre présence. Le continent a également
évolué sur le plan économique, continuant de progresser pendant et après la
crise financière mondiale de 2008. La «renaissance» africaine est
incontestablement en marche.
Quels sont les principaux atouts de l'Afrique ?
Ses ressources matérielles et humaines. Le continent a la chance de posséder d'importantes réserves de ressources naturelles, qui sont pour beaucoup dans la croissance économique de ces dix dernières années. L'Afrique dispose aussi de nombreuses terres arables inexploitées, qui représentent un autre atout majeur. Néanmoins, il faut encore améliorer l'utilisation de ces terres, l'irrigation, les méthodes d'agriculture et les infrastructures permettant de transporter les marchandises jusqu'aux marchés. Le continent a également accès à différentes sources d'énergies renouvelables, avec notamment un immense potentiel hydroélectrique le long du fleuve Congo. Si elle était exploitée, cette énergie pourrait servir à éclairer une grande partie du continent. On parle aussi beaucoup d'installer des panneaux solaires sur le territoire quasiment inhabité du Sahara. Ceux-ci permettraient de produire tant d'énergie qu'elle pourrait même être exportée vers l'Europe. Citons aussi l'utilisation potentielle des eaux qui bordent le continent: la mer Méditerranée, l'océan Indien et l'Atlantique.
Un autre de nos atouts est la jeunesse de notre population. Contrairement à l'Europe et au Japon, nous ne sommes pas confrontés à une situation dans laquelle de moins en moins de travailleurs doivent entretenir une population vieillissante de plus en plus nombreuse. Nous avons la main d'œuvre qu'il faut. Mais celle-ci a besoin d'une éducation appropriée, de qualifications et d'opportunités d'emploi. Faute de quoi, si elle reste au chômage et pauvre, elle risque de menacer la stabilité.
Quels problèmes sont les plus urgents à résoudre ?
Les deux principaux enjeux sont d'offrir une éducation et une formation appropriées ainsi que de répondre aux exigences de l'économie et de la société modernes.
Le continent doit en outre s'orienter vers l'intégration économique, c'est-à-dire créer des marchés plus étendus, car beaucoup de très petits pays ne sont pas viables économiquement. Pour cela, il faut aussi mettre en commun les infrastructures, comme les routes. Ces infrastructures sont notamment essentielles pour l'agriculture, qui emploie une majorité de la population africaine. Les améliorer favorise le développement agricole et rural. La mise en œuvre des politiques définies est un autre défi. Enfin, il est généralement admis que le continent ne doit pas rester trop dépendant des ressources naturelles.
Vous devez diversifier vos économies.
Exactement. De nombreuses politiques ont été élaborées à cette fin. La difficulté réside dans leur mise en œuvre. Si toutes les problématiques étaient considérées dans leur ensemble, nous pourrions franchir une étape supplémentaire.
La proportion d'investissements étrangers directs en Afrique ne cesse de croître. Doit-on craindre l'avènement d'un nouveau type de «colonialisme»?
Je ne pense pas. Le continent africain a conclu des accords formels avec la Chine et l'Inde qui réglementent la nature de leurs relations dans les domaines de l'économie, de l'éducation et de la formation, des infrastructures et de la santé. Ces accords évitent la reproduction d'une relation coloniale. Dans la mesure où nous possédons des biens qui intéressent les investisseurs étrangers, nous avons le pouvoir d'attirer leur attention sur notre intérêt mutuel et de négocier des accords. Par conséquent, nous ne sommes absolument pas impuissants. C'est ainsi que nous voyons l'avenir.
Quel rôle joue le secteur financier dans le développement du continent ?
Le secteur financier fait partie intégrante de ce développement, notamment en ce qui concerne l'accès au crédit, les investissements en titres de participation, les financements commerciaux… L'un des grands défis sera de continuer à faire évoluer ce secteur à tous les niveaux. Comme il n'existe qu'un petit nombre de bourses, les investisseurs potentiels peuvent trouver que le marché n'est pas assez étendu. Le marché de la dette est minuscule: seuls quelques Etats africains émettent des emprunts. Rares sont en outre les établissements financiers prêts à garantir les risques. Il est donc primordial de développer davantage le secteur des services financiers et de le réglementer correctement.
Selon vous, l'Afrique se spécialisera-t-elle dans certains domaines ces prochaines années ?
Il est clair que l'Afrique s'est fait une place dans le domaine des ressources naturelles et qu'elle la conservera. La dépendance vis-à-vis des matières premières favorisera notre industrialisation, à condition que les économies africaines se diversifient en s'appuyant sur la chaîne de création de valeur existante. Ainsi, une mine a besoin de certains intrants pour fonctionner, mais sa production peut également être exploitée. L'Afrique du Sud, par exemple, produit beaucoup de platine. Pour réduire les émissions de CO2 des véhicules, il faut des pots catalytiques. Par conséquent, au lieu d'exporter le platine nécessaire à la fabrication de ces pots puis d'importer les produits finis chez nous, pourquoi ne les fabriquerions-nous pas nous-mêmes ?
Les terres arables inexploitées d'Afrique pourraient être irriguées afin d'aider à lutter contre le problème de sécurité alimentaire à l'échelle mondiale. Il faudrait pour cela examiner avec attention les questions liées à la productivité des sols.
Comment voyez-vous l'Afrique évoluer dans les prochaines décennies ?
L'éradication de la pauvreté et du sous-développement est fondamentale pour l'avenir de l'Afrique. Elle constitue un objectif très ambitieux et très complexe. Pour vraiment éliminer ces deux fléaux, et pas seulement les atténuer, il faut développer toutes les infrastructures: les installations dédiées à l'énergie et au transport comme les écoles et les hôpitaux. Les problèmes de santé en Afrique sont le résultat du sous-développement des infrastructures sanitaires. Même si nous étions en mesure de fournir des médicaments à bas prix, il n'existe pas d'infrastructures appropriées pour les délivrer aux patients. Il manque des cliniques et des ambulances. Nous continuerons à poursuivre ces objectifs dans les 20, 30 ou 40 prochaines années. Si nous parvenons à les atteindre, alors nous aurons vraiment effectué un pas de géant.
Une Union africaine comparable aux Etats-Unis ou à l'Union européenne est-elle envisageable sur le long terme ?
Sur le continent, l'opinion dominante est que l'Afrique doit être unifiée. C'est une vision que nul ne remet en cause. A partir de là, l'intégration du continent africain se construit du bas vers le haut: elle se fait d'abord au niveau régional avant de s'étendre au niveau continental. Elle ne peut pas simplement être imposée d'en haut.
Cet objectif nous tient beaucoup à cœur à nous, Africains, car nous savons que nous sommes tous liés par un destin commun. Aucun pays africain ne peut réussir seul. Chacun doit collaborer avec son voisin, parce que tout événement chez l'un a un impact chez l'autre. Dans la mesure où nous partageons ce destin commun, nous devons absolument œuvrer en faveur de cette unité.
Thabo Mbeki s'est exprimé en marge du 11e Credit Suisse Salon à Zurich.
Credit Suisse Salon
Le Credit Suisse Salon réunit des leaders d'opinion et des personnes influentes du monde entier pour nouer un dialogue constructif destiné à induire un changement positif. Cette plate-forme offre à des clients et à des décideurs du monde entier la possibilité de débattre de thèmes économiques, sociaux et politiques actuels, pertinents et instructifs avec des leaders d'opinion internationaux et des dirigeants du Credit Suisse. La nature très personnelle de cette manifestation permet aux participants de s’y enrichir d’idées exceptionnelles sur les sujets abordés et de trouver de nouvelles inspirations. Nous organisons le Credit Suisse Salon depuis 2008, et sa 11e édition s'est tenue mi-mai à Zurich.
Dorothée Enskog/ Corporate Communications/ 07.06.2013
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